STARCK 1977 - 1988 CHAIRS
Si Starck se décrit comme un inculte,[1] ignorant des grandes théories, il ne s’inscrit pas moins dans la continuité de différents courants théoriques, bien qu’il en rejette les étiquettes. Il croit aux évolutions et non pas aux révolutions[2]. Peu enclin à théoriser, il produit parfois en dehors des cadres intellectuels, anciens ou nouveaux, réalisant des objets inclassables. Néanmoins, son œuvre n’en est pas moins guidée par des principes sous-jacents qui peuvent être mis en lumière à l’aide des chaises exposées et qui permettent de lire presque l’ensemble de sa production jusqu’à la fin des années 1980.
Le choix de la chaise n’est pas anodin : Pierre Staudenmeyer, galeriste des arts décoratifs contemporains, parle d’elle comme étant une expression profonde non seulement de soi, mais également du créateur. Il s’agit, selon lui, de l’exercice le plus courant et le plus périlleux pour l’artiste, le plus engageant et le plus expressif. Il est un passage obligé, où le créateur est jugé à la fois sur la forme, la fonction, et le sens.[3] Suivant le modèle de son père, dessinateur d’avions qui voyait la création comme un devoir,[4] Starck a dessiné très tôt des modèles qui lui tenaient à cœur, souvent longtemps avant de pouvoir réellement les produire autour des années 1980.
Sur la vingtaine de modèles de chaises produites par Starck entre 1977 et 1988, nous en exposons dix-huit qui permettent de dégager les principes sous-jacents à cette production.
Certaines des pièces exposées ont vu le jour dans le cadre de commandes spécifiques. C’est entre autres le cas du projet pour la Villette (1984).
Au début de cette production, Starck est convaincu que « le meuble moderne ne peut être que léger, pliant, démontable, discret, […] il est évident que le tubulaire est aujourd’hui l’une des choses les plus modernes, les plus économiques, qui peut se fabriquer sans investissement, qui correspond donc parfaitement bien à l’état économique général. »[5] C’est ce qu’illustrent un grand nombre de modèles regroupés ici. La Miss Dorn (1982) est, selon les mots mêmes du designer, un exercice de réduction.[6] La Miss Wirt (1983), démontable, est composée d’une toile tendue réduisant la chaise à son minimum. De nombreux modèles sont empilables, comme la Starck Chair (1984), la Lila Hunter (1988) ou la Romantica (1988). La Mickville (1983), la Lola Mundo (1986) ou la Mrs Frick (1984) sont, quant à elles, pliables etc.
C’est peut-être la Francesca Spanish (1977), issue de plusieurs années de réflexion[7], qui illustre le mieux cette vision du meuble caractéristique des débuts du travail de Starck. En imaginant ce modèle, le designer parvient à produire une chaise pliable, mais au système invisible, meuble révolutionnaire mais d’une grande simplicité, destiné aux petits appartements.
Comme le souligne Christine Colin, ces réalisations et les nombreuses interventions de Starck dans la presse donnent des indices selon lesquels Starck s’inscrit dans une certaine continuité avec le fonctionnalisme. Le designer emploie en effet des termes tels que « fonction », « usage »[8], « service plus », « logique », « cohérence »[9]. Il déclare que « L’objet doit être réduit à son minimum mais exister le plus possible » [10], et cherche à produire des objets remplissant plusieurs fonctions pour faire gagner du temps, de la place, et de l’argent.[11] On pourrait même y percevoir une extension de cette notion lorsqu’il prend en compte les ressources disponibles ou la sécurité des fabricants par rapport aux matériaux employés.[12]
Mais Philippe Starck n’est pas limité par cet héritage fonctionnaliste. Au fil de son travail de recherche autour du meuble pliant, il passe d’une réhabilitation de la fonction à une esthétisation. Le système de pliage n’est plus caché, mais devient une composante intégrale de la pièce comme pour la Mickville (1983). Dans certains cas, le pliage confère une dimension graphique à l’objet, qui se suffit à lui-même lorsqu’il est plié et se transforme en sculpture, comme pour la Mrs Frick (1984).
Avec ce travail, Starck produit des pièces où la notion de fonction ne se limite pas uniquement à la dimension de l’usage ou du déterminisme technologique. Au contraire, Starck élargit cette notion pour inclure ce qu’on peut appeler des fonctions « symboliques ». Bien qu’elles ne se mesurent souvent qu’à partir de paramètres irrationnels, elles sont d’une importance capitale : un objet est tout autant déterminé symboliquement que technologiquement ou ergonomiquement. Starck a intégré les enseignements du Memphis. Ce groupe a su formuler et concrétiser une compréhension nouvelle, élargie, expansive du concept de fonction, le fondant sur un ensemble de valeurs plus symboliques, irrationnelles et émotionnelles.[13]
Brisant l’opposition qui pourrait exister entre ces deux fonctions utilitaire et symbolique, Starck réalise notamment la Lola Mundo (1986), avec laquelle il cherche à démontrer que l’on peut mélanger les façons de penser en proposant une chaise à la fois baroque et fonctionnelle. « Pourquoi le baroque ne serait-il pas aussi fonctionnel ? Pourquoi le fonctionnel ne serait-il pas aussi baroque ?[14] »
Starck met ces nouvelles fonctions au cœur de son travail, cherchant à symboliser des situations, ou parfois à raconter une histoire, [15] d’où les noms des modèles tirés du livre Ubik, ou son détournement d’éléments tirés d’autres univers. On peut citer à cet égard son affection pour le rideau, avec son côté théâtral,[16] où la toile de la Miss Wirt, qui passe d’objet minimum à toile de fond.
Starck rêve également que se créé un lien affectif entre lui et l’utilisateur, comme l’illustrent les chaises à trois pieds. Selon lui, une telle chaise « demande plus d’attention, une plus grande participation, plus d’exigence intellectuelle et sensuelle de la part de l’utilisateur. Il y a un rapport avec la personne qui va s’asseoir. » « Se balancer sur une tripode, c’est plus dangereux, mais plus rigolo. »[17] Starck introduit ici une dimension ironique qui est considérée comme la caractéristique essentielle du postmodernisme. Plus généralement, Starck souhaite donner un rôle à l'interprétation et au public. Il cherche à ce que les objets deviennent un drapeau social et culturel à travers lesquels les gens puissent reconnaitre.
Selon Starck, il est possible de critiquer ou refléter une société à travers un meuble.[18] C’est ce qu’il fait avec le choix des couleurs. Au début des années 1980, la France était, selon lui, un pays sans espoir, un jugement qu’il exprime décorativement par l’usage du gris, qui serait un absorbeur d’énergie, symbole du rien, non-choix mais de bon goût. Les problèmes économiques du pays le poussent également à produire des meubles noirs. « Le noir, c’est l’ultime. On ne peut que redémarrer après. Ensuite, la France bouge. Je sors mes gammes argent ou aluminium, symboles de vitesse, de modernité »[19] comme la Romantica (1988) ou le Costes Alluminio (1988).
Plus tard, la situation s’arrange, selon lui, notamment dans les milieux culturels. « Je colore très légèrement mes argents, je les teinte de bleu, de rose ou de vert. »[20] Ce sont les couleurs employées pour les Lila Hunter (1988) ou la Miss Milch (1987).
Par la suite Philippe Starck élargira sa façon de travailler et produira dès 1989 une collection de pièces tout en bois. Cette production n’a fait l’objet d’aucune analyse contrairement à la période abordée dans cette exposition.
[1] COLLIN, Christine, Starck, Liège, Éditions Mardaga, 1988, p. 15.
[2] ANARGYROS, Sophie, « Philippe Starck », Intramuros, n°14, sept-oct. 1987.
[3] BRAUNSTEIN-KRIEGEL, Chloé, les années Staudenmeyer, Paris, Éditions Norma, 2009, p. 139.
[4] ANARGYROS, Sophie, « Philippe Starck », Intramuros, n°14, sept-oct. 1987.
[5] CHIARAMONTE, Giuseppe, RUSSELLO, Joseph, « Starck », Regard magazine, n°6, sept. 1985.
[6] Starck Explications, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 135.
[7] PIGANEAU, Joëlle, « le Starck system », Maison française », n°338, juin 1980.
[8] ANARGYROS, Sophie, « Philippe Starck », Intramuros, n°14, sept-oct. 1987.
[9] COLLIN, Christine, Starck, Liège, Éditions Mardaga, 1988, p. 15.
[10] Ibid, p. 24.
[11] Ibid. p. 32.
[12] ANARGYROS, Sophie, « Philippe Starck », Intramuros, n°14, sept-oct. 1987.
[13] NOBLET, Jocelyn, BRUTTON, « changement de formes, culture technique », Spécial design, n°5, 1981.
[14] Starck Explications, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003, p. 202.
[15] BAUDOT, François, « Starck à Tokyo », Décoration internationale, n°99, sept. 1987.
[16] COLLIN, Christine, Starck, Liège, Éditions Mardaga, 1988, p. 47.
[17] Ibid, p. 257.
[18] LECLERE, Marie-Françoise, « Philippe Starck », Le point, n°780, 31 aout 1987.
[19] Ibid.
[20] Ibid.